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Caliban et la Sorcière

Femmes, corps et accumulation primitive




L’ouvrage de Silvia Federici est de ceux qui vous font remettre en cause vos croyances limitantes. Les liens qu’elle y fait, entre colonisation, chasse aux sorcières et capitalisme, sont venus foutre un gros coup de pied dans l'éducation que j'ai reçue tout au long de mon cursus académique.



Lectures écoféministes par Hélène Coron


Ce livre nous accompagne dans un premier temps vers une meilleur compréhension du monde d’avant. Le Moyen-Âge, époque qui nous a toujours été présentée comme arriérée et peu civilisée, en opposition à la Renaissance, les Lumières et la Révolution industrielle, s’avère en réalité bien plus moderne sur bien des points. L’existence de terres collectives, les communaux, permettaient aux plus démunis d’y cultiver de quoi vivre en autonomie ; pour ce qui est des terres privées, elles appartenaient à l’unité familiale et non au mari. De nombreuses femmes vivaient entre elles en communautés de femmes et exerçaient des métiers très variés, dont la plupart aujourd’hui connotés masculins. Les religions et les fêtes païennes y étaient nombreuses et célébraient la nature et les saisons, ainsi que de nombreuses divinités féminines et masculines. D’ailleurs au sein des mouvements hérétiques, la femme était l’égale de l’homme, certaines y avaient le statut de prêtresse et avait par exemple le droit de baptiser. Elles étaient soignantes, herboristes et sages-femmes, garantes du contrôle de la natalité et de la transmission d’un savoir séculaire, qui est parti en fumé avec les sorcières.


Je ne suis pas en train d’idéaliser cette période, loin de là, mais si on veut sortir du système actuel je pense qu’il est important de regarder aussi en arrière, ce qui existait avant l’avènement du capitalisme, on n’a pas besoin de tout réinventer. D’ailleurs vous reconnaîtrez certains éléments que je viens de citer dans des pratiques actuelles, bien que, contrairement à autrefois, elles sont aujourd’hui marginalisées. Les terres collectives se retrouvent dans les jardins partagés ou les ZAD, des communauté autosuffisantes de femmes fleurissent un peu partout, Charlotte Bienaimé en donne de nombreux exemple dans ses Podcasts à Soi et certains mouvement écoféministes reviennent au culte des déesses et aux célébrations païennes. Comme si ces pratiques répondaient à un besoin primaire de l’être, inscrit dans l’essence même de l’humain.


Autre croyance limitante, celle que le capitalisme a été une évolution pour l’ensemble de l’humanité. Je me souviens encore de mon prof d’économie en prépa HEC qui nous vantait les mérites du système capitaliste, de la division internationale du travail qui minimise les coûts et maximise le profit et de la main invisible d’Adam Smith, et moi qui buvais ses paroles, persuadée de la justesse de cette vision.

Aujourd’hui j’ai appris à réapprendre, j’ai compris que ce système n’aurait pu exister sans le pillage des ressources des pays colonisés, sans l’esclavage, l’aliénation du corps à la production mais aussi (et ça pour le coup je n’y avait jamais pensé) sans la destruction du pouvoir des femmes, la division sexuelle du travail et la transformation de leurs utérus en machine à produire de la main d’œuvre, au service de l’accumulation capitalistique. Ce fut l’apparition de la famille moderne telle qu’on la connaît aujourd’hui.

J'insiste sur le fait que chacun de ces points est une condition sine qua non à l’avènement du système actuel. Que l’on ne s’étonne pas après qu’il soit mortifère et lieu d’inégalité et d’exclusion.


Silvia Federici, dans une interview réalisée à la sortie de son livre, déclarait : « Il n’y a rien de naturel dans la famille, le travail et les rôles sexués, tout est construit pour un marché, non pas pour atteindre un certain degré de bien-être »*


J’ai toujours vu la chasse aux sorcières et la domination coloniale comme deux actes distincts, or les macabres destins des femmes en Europe et des Amérindiens, des Africains dans les colonies sont étroitement liés. Les victimes ont été l’objet d’un traitement similaire et la structure des crimes perpétués est identique. D’ailleurs ce « Nouveau Monde », construit sur l’esclavage, a été, au même titre que l’Europe, un lieu de chasse aux sorcières. Dans les deux cas, les femmes ont été persécutées en priorité car porteuses de traditions, de croyance en la magie et d’un savoir empirique que les élites européennes cherchaient à annihiler au profit d’une discipline sociale et de la rationalisation scientifique. Car, comme le dit si bien Federici : «La magie tue l’industrie».

Finalement la « Sorcière » est à l’Europe ce que le « Sauvage » est au Nouveau Monde...

Si on veut changer le système actuel, il est nécessaire d’en comprendre l’essence, savoir où il prend ses racines, quelles sont ses fondations, pour en guetter les prémices et le couper à la source. Et c’est bien là où Silvia Federici nous met en garde, car les chasses aux sorcières existent toujours, simplement sous d’autres formes, plus insidieuses, et n’en sont pour autant pas moins un signe de l’extension du process d’accumulation capitaliste.


Alors j’ai envie de me dire, suite à la lecture de ce livre, soyons magiques, décadentes et décalées, maîtresses de nos corps et de nos utérus, c’est bien le minimum que l’on puisse faire en hommage à l’Hérétique, au Sauvage et à la Sorcière.


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